6 La protection au Royaume-Uni
437._ Présentation générale_[1] Jusqu’au Trade Secrets (Enforcement, etc.) Regulations 2018, le Royaume-Uni ne possédait pas de législation écrite spécifique protégeant l’information confidentielle, en général, et le secret des affaires en particulier. Ces secrets étaient, et restent encore, protégés par le droit des torts et le droit des contrats. Une protection indirecte est également offerte au travers des incriminations sanctionnant le vol (au travers du Theft Act 1968), la fraude (au travers du Fraud Act 2006), l’accès non autorisé aux systèmes d’information (Computer Misuse Act 1990), l’atteinte aux données personnelles (au travers du Data Protection Act 1984), et bien sûr au travers de la propriété intellectuelle lorsque l’information détournée donne prise, directement ou indirectement, à protection par un droit de propriété intellectuelle. On mentionnera également, pour mémoire, les incriminations spécifiques à certains secrets professionnels ou à l’espionnage.
Il n’existe pas non plus, en droit anglais, de propriété de l’information confidentielle ou des secrets, qui pourrait renforcer leur protection en common law. Ce principe a été rappelé dans plusieurs décisions, et notamment par la High Court en 2012 dans l’affaire Force India Formula One Team v. 1 Malaysian Racing Team[2]:
« l’information confidentielle n’est pas une propriété, même si les hommes d’affaires l’exploitent souvent comme s’il s’agissait d’une propriété, et si les juges utilisent le langage de la propriété lors des discussions sur la violation d’une obligation de confidentialité (breach of confidence) (…). Il s’ensuit que le principe de l’utilisateur [user principle = responsabilité du simple fait de l’utilisation de la propriété d’autrui] n’est pas directement applicable à des demandes pour violation d’une obligation de confidentialité. Bien que des remèdes associés à la violation d’un droit privatif aient été quelquefois accordés dans des affaires de violation d’une obligation de confidentialité, ces cas n’ont pas été basés uniquement sur la violation d’une obligation de confidentialité, mais sur la violation d’un mandat de gestion (breach of fiduciary duty) (…). »
La protection s’envisage donc de manière classique, au travers des torts de droit commun et du droit des contrats. Parmi les torts, le tort de breach of confidence constitue la principale cause d’action utilisée en pratique[3].
438._ La protection par les torts : le tort de breach of confidence_ En droit anglais le tort de breach of confidential relations (violation d’une obligation de confidentialité), création de l’equity, sanctionne toute violation d’une obligation, expresse ou tacite, contractuelle ou légale, de confidentialité[4]. Il permet également de sanctionner indirectement la violation d’un secret de fabrique, mais également le détournement d’une création, technique ou artistique, communiquée sous le sceau du secret. La responsabilité de ce chef peut ainsi tout à fait se cumuler avec celle issue d’une violation de copyright, voire s’appliquer alors même que l’œuvre n’est pas protégée ou que son utilisation est, du point de vue du copyright, licite. Elle n’est pas limitée aux relations contractuelles.
Les éléments constitutifs du tort ont été décrits par la High Court de Londres dans l’affaire Coco v. A.N. Clark (Engineers) Ltd.[5] Ils sont au nombre de trois.
Tout d’abord, l’information elle-même droit avoir un caractère confidentiel (« the information itself must have the necessary quality of confidence about it »). Ce qui permet d’exclure l’information déjà divulguée et connue du public. De même, le demandeur doit démontrer qu’il a fait des efforts raisonnables pour protéger l’information et son caractère confidentiel.
Ensuite, cette information doit avoir été communiquée dans des circonstances impliquant une obligation de confidentialité imposée à son destinataire (« the information must have been imparted in circumstances importing an obligation of confidence »). Ce qui sera le cas lorsque les circonstances font apparaître qu’une divulgation à un tiers aurait un caractère déloyal. Cela implique souvent, en pratique, une information du destinataire sur le caractère confidentiel de l’information (ne serait-ce que pour éviter une défense fondée sur l’ignorance du caractère confidentiel de l’information)[6]. La divulgation d’une information obtenue ou développée de manière indépendante n’est pas sanctionnable.
Enfin, l’information doit avoir été utilisée (ou divulguée) sans autorisation au préjudice de la partie qui la communique (« there must be an unauthorized use of that information to the detriment of the party communicating it »). Un risque de dommages suffit.
Les remèdes offerts aux victimes d’un breach of confidence incluent les injonctions, les dommages et intérêts et les accounts of profits.
Le tribunaux anglais ont découvert des obligations de confidentialité dans des situations variées[7], et le tort a également été utilisé pour combler le vide résultant de l’absence d’un principe général de protection de la vie privée. Il est couramment appliqué au détournement de secrets des affaires. Les tribunaux reconnaissant notamment à de nombreux documents commerciaux ou informations commerciales les qualités de confidentialité requises : listes de clients et prospect, codes sources de logiciels, données de recherches et développement, dessins techniques, plan stratégiques, ou prototypes. Le tort a également permis de sanctionner le détournement d’idées pour une série télévisée[8] ou une pièce de théâtre[9].
439._ La protection par le contrat_ La violation d’un accord de confidentialité (confidentiality agreement ou non disclosure agreement) est sanctionnable comme toute violation d’une obligation contractuelle. Un tel accord peut être exprès, mais également tacite. Un engagement tacite de confidentialité est généralement découvert dans un contrat de travail[10] et peut se déduire d’une relation de confiance ou de confidentialité entre deux personnes. Ces obligations ne sont pas en principe opposables aux tiers. Cependant, une injonction interdisant la communication de l’information détournée peut être obtenue contre une personne qui, ayant connaissance de l’obligation de non-divulgation, obtient néanmoins l’information du contractant concerné[11]. A noter qu’une défense d’intérêt public peut être opposée[12].
440._ Les Trade Secrets (Enforcement, etc.) Regulations 2018_ Les dispositions de la directive 2016/943 ont été transposées au Royaume-Uni par les Trade Secrets (Enforcement, etc.) Regulations 2018[13]. Ce texte ne transpose pas formellement les dispositions du chapitre II de la directive (« Obtention, utilisation et divulgation de secrets d’affaires ») et les dispositions procédurales des articles 6, 7 et 16, le Gouvernement ayant considéré qu’elles étaient déjà mises en œuvre par les règles et principes existants de common law et d’équité.
Les Regulations transposent cependant les définitions de la directive, et notamment celle des « secret d’affaires »[14]. Elles posent ensuite comme principe que L’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’un secret d’affaires est illicite est déterminée par référence aux principes du droit de la confidentialité[15]. Le texte prévoit cependant que lorsque les mesures, procédures et voies de recours disponibles dans le cadre d’une action pour breach of confidence offrent au détenteur d’un secret d’affaires une protection plus large que celle offerte par le règlement, ce dernier peut demander à en bénéficier et une juridiction peut les accorder, à condition qu’elles respectent les garanties visées à l’article 1er de la directive (liberté d’expression, pluralisme des médias, protection des travailleurs…)[16]. Par ailleurs, les mesures, procédures et réparations associées à une action pour breach of confidence s’ajoutent ou constituent une alternative aux mesures, procédures et réparations prévues par le présent règlement en ce qui concerne l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicites d’un secret d’affaires[17].
3.—(1) The acquisition, use or disclosure of a trade secret is unlawful where the acquisition, use or disclosure constitutes a breach of confidence in confidential information.
(2) A trade secret holder may apply for and a court may grant measures, procedures, and remedies available in an action for breach of confidence where the measures, procedures and remedies—
(a) provide wider protection to the trade secret holder than that provided under these Regulations in respect of the unlawful acquisition, use or disclosure of a trade secret, and
(b) comply with the safeguards referred to in Article 1 of Directive (EU) 2016/943 of the European Parliament and of the Council of 8 June 2016 on the protection of undisclosed know-how and business information (trade secrets) against their unlawful acquisition, use and disclosure.
(3) A trade secret holder may apply for and a court may grant the measures, procedures and remedies referred to in paragraph (2) in addition, or as an alternative, to the measures procedures and remedies provided for in these Regulations in respect of the unlawful acquisition, use or disclosure of a trade secret.
Le texte précise ensuite les délais de prescription applicables à une action en violation des secrets d’affaires[18], transpose les dispositions de la directive sur la protection du caractère confidentiel des secrets d’affaires au cours des procédures judiciaires[19], et détaille les mesures provisoires et d’injonctions disponibles[20]. Les dispositions de l’article 14 de la directive sur les dommages et intérêts sont fidèlement reprise dans la Regulation 17 :
Assessment of damages
17.—(1) On the application of an injured party, a court must order an infringer, who knew or ought to have known that unlawful acquisition, use or disclosure of a trade secret was being engaged in, to pay the trade secret holder damages appropriate to the actual prejudice suffered as a result of the unlawful acquisition, use or disclosure of the trade secret.
(2) A court may award damages under paragraph (1) on the basis of either paragraph (3) or (4).
(3) When awarding damages under paragraph (1) on the basis of this paragraph, a court must take into account all appropriate factors, including in particular—
(i) the negative economic consequences, including any lost profits, which the trade secret holder has suffered, and any unfair profits made by the infringer, and
(ii) elements other than economic factors, including the moral prejudice caused to the trade secret holder by the unlawful acquisition, use or disclosure of the trade secret.
(4) When awarding damages under paragraph (1) on the basis of this paragraph, a court may, where appropriate, award damages on the basis of the royalties or fees which would have been due had the infringer obtained a licence to use the trade secret in question.
Enfin, le texte transpose les mesures de publication de l’article 15 de la directive[21].
441._ Le National Security Act 2023_ Le Royaume-Uni a récemment adopté une nouvelle loi établissant des infractions pénales pour le vol de secrets d’affaires, au travers du National Security Act 2023[22]. Cette loi sanctionne notamment les actes d’espionnage au travers de l’obtention ou de la divulgation (directement ou indirectement pour le compte d’une puissance étrangère) d’informations protégées, de secrets d’affaires ou de l’assistance à un service d’espionnage étranger[23]. L’information protégée est définie comme :
« toute information, tout document ou tout autre article pour lesquels, dans le but de protéger la sécurité ou les intérêts du Royaume-Uni : (a) l’accès à l’information, au document ou à l’autre article est restreint de quelque manière que ce soit, ou b) il est raisonnable de s’attendre à ce que l’accès à l’information, au document ou à tout autre article soit restreint de quelque manière que ce soit »[24].
La définition des secrets d’affaires est un peu plus large que celle de la directive et des Trade secrets regulations.
« On entend par « secret commercial » toute information, tout document ou tout autre article qui :
(a) n’est pas généralement connu ou mis à la disposition d’elles par des personnes ayant des connaissances ou une expertise dans le domaine auquel il se rapporte,
b) a une valeur industrielle, économique ou commerciale réelle ou potentielle qui serait ou pourrait raisonnablement être affectée négativement si elle était généralement connue de ces personnes ou mise à leur disposition, et
(c) dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’il fasse l’objet de mesures visant à empêcher qu’il ne soit généralement connu de ces personnes ou qu’il ne soit pas effectivement mis à la disposition de celles-ci (qu’il fasse ou non l’objet de telles mesures) »[25].
La loi sanctionne toute tentative d’obtenir, de copier, d’enregistrer ou de conserver un secret commercial ou de divulguer ou de donner accès à un secret commercial pour ou au nom d’une « puissance étrangère »[26]. L’infraction est passible d’une peine maximum d’emprisonnement de 14 ans d’emprisonnement et/ou d’une amende[27].
On notera que l’infraction s’applique également à des actes commis en dehors du Royaume-Uni si le secret d’affaires est en possession ou sous le contrôle d’une « UK Person »[28], définie comme un ressortissant ou une personne vivant au Royaume-Uni, une personne morale ou une association constituée selon le droit d’une partie du Royaume-Uni[29].
- Bibliographie: P. Stanley, The Law on Confidentiality: A Restatement, Hart Publishing 2008; R. G. Toulson, C. M. Phipps, Confidentiality, 2ème édition, Sweet & Maxwell 2006; K. Brearley, S. Bloch, Employment Covenants and Confidential Information, 3ème édition, Tottel Publishing 2009 ↵
- Force India Formula One Team v. 1 Malaysian Racing Team, [2012] EWHC 616 (Ch) ; V. également Fairstar Heavy Transport NV v. Adkins & Anor [2012] EWHC 2952 (TCC). ↵
- D’autres torts peuvent s’appliquer dans des situations particulières. C’est le cas par exemple du tort de conversion, qui est le pendant civil du délit de vol. Ce tort n’est en principe pas applicable aux choses immatérielles. Il peut cependant venir reforcer une action en contrefaçon (ou en violation d'une obligation de confidentialité) lorsqu’elle se double d’un détournement de support. ↵
- Depuis Prince Albert v Strange (1849) 1 Mac & G 25 ; 64 ER 293. ↵
- Coco v. A.N. Clark (Engineers) Ltd., (1969) R.P.C. 41. ↵
- Mais le marquage « confidentiel » ne suffit pas si l’information n’a pas les qualités de confidentialité requises en vertu du premier critère. ↵
- Barrymore v. News Group Newspapers, [1997] F.S.R. 600 (Ch.) (relations amoureuses); Stephens v. Avery, (1988) 1 Ch. 449 (relations amicales); Argyll v. Argyll, (1967) 1 Ch. 302 (entre époux). ↵
- Fraser v Thames Television Ltd [1984] QB 44,[1983] 2 All ER 101. ↵
- Ashmore v Douglas-Home (1982)[1987] F.S.R. 553. ↵
- V. par exemple Robb v Green [1895] 2 QB 315, CA; Lamb v Evans [1893] 1 Ch 218, CA; Amber Size and Chemical Co Ltd v Menzel [1913] 2 Ch 239. ↵
- Exchange Telegraph Co Ltd v Gregory & Co [1896] 1 QB 147, CA. ↵
- Lion Laboratories Ltd v Evans [1985] QB 526,[1984] 2 All ER 417, CA (employé ayant permi la publication d’un mémorandum interne à l’entreprise mettant en évidence des défauts dans le matériel vendu par l’entreprise ; défense d’intérêt public acceptée par la Cour d’appel, injonction refusée). ↵
- 2018 No. 597. ↵
- Regulation 2. ↵
- Regulation 3(1). ↵
- Regulation 3(2). ↵
- Regulation 3(3). ↵
- Regulations 4 à 9. ↵
- Regulation 10, articles 9(1) à 9(3) de la directive. ↵
- Regulations 11 à 16. ↵
- Regulation 18. ↵
- 2023 c.32. ↵
- Partie I, sections 1 à 3. ↵
- S. 1(2) : “any information, document or other article where, for the purpose of protecting the safety or interests of the United Kingdom: (a) access to the information, document or other article is restricted in any way, or (b) it is reasonable to expect that access to the information, document or other article would be restricted in any way”. ↵
- S. 2(2): “A “trade secret” means any information, document or other article which:(a) is not generally known by, or available to, persons with knowledge of or expertise in the field to which it relates, (b) has actual or potential industrial, economic or commercial value which would be, or could reasonably be expected to be, adversely affected if it became generally known by, or available to, such persons, and (c) could reasonably be expected to be subject to measures to prevent it becoming generally known by, or available to, such persons (whether or not it is actually subject to such measures)”. ↵
- S.2(1) : « (1)A person commits an offence if : (a)the person (i)obtains, copies, records or retains a trade secret, or (ii)discloses or provides access to a trade secret, (b)the person’s conduct is unauthorised, (c)the person knows, or having regard to other matters known to them ought reasonably to know, that their conduct is unauthorised, and (d)the foreign power condition is met in relation to the person’s conduct (see section 31)”. ↵
- S.2(8). ↵
- S.2(4) et (5). ↵
- S.2(6). ↵